Trois Soeurs

C'est un (premier) roman qui n'en est pas un. Ce n'est hélas pas de la fiction pure mais bien la triste réalité de la violence domestique aujourd'hui. En Russie. "S'il te bat, c'est qu'il t'aime". Voilà. Tout est dit dans cet aphorisme qui résume à lui seul tout un système bien ancré dans la culture soviétique. Il n'y a pas qu'elle, c'est certain, mais c'est cette culture dont Laura Poggioli est tombée amoureuse et c'est d'un terrible faits-divers  qu'elle tire ce roman poignant et terrible qui est tout à la fois une dénonciation de cette banalisation de la violence faite aux femmes particulièrement accrue depuis l'arrivée de Poutine au pouvoir et un hommage vibrant à ce pays, à cette culture, à l'âme slave, à nulle autre pareille.

Il est donc question d'une tragédie, d'une vie réduite à une succession de privations, de coups, de crachats, de viols. Cette vie, c'est celle des soeurs Maria, Angelina et Krestina Khatchatourian, respectivement 17, 18 et 19 ans au moment où s'ouvre le récit. Et avant elles, ce fut leur pauvre mère qui était le souffre-douleur de l'immonde Mikhaël Khatchatourian, de 25 ans son aîné. Une brute, un porc capable des pires sévices contre sa femme et ses filles et d'une dévotion  extrême à l'église orthodoxe où il se rend tous les dimanches, affichant dans le hall d'entrée de l'appartement un nombre impressionnant d'icônes qu'il embrasse avec respect. Quelques séjours en hôpitaux psychiatriques n'ont rien changé. Les autorités n'ont jamais levé le petit doigt et personne dans l'immeuble, dans le quartier n'a jamais osé intervenir alors que tout le monde savait. "S'il te bat, c'est qu'il t'aime". Cet adage répété comme un mantra ponctue régulièrement le récit de Laura Poggioli, récit mené à rebours puisque le lecteur découvre la fin de cette histoire dès les premières pages. Les soeurs Khatchatourian ne se sont plus croisées ni n'ont pu échanger la moindre parole depuis la terrible nuit où tout a basculé. Depuis la justice instruit l'affaire des "soeurs Khatchatourian" et l'opinion publique est secouée, divisée.

Et c'est cette affaire qui a secoué l'autrice. Pourquoi? parce qu'elle lui a renvoyé sa propre histoire. Celle d'une jeune fille ayant séjourné à Moscou et tombée amoureuse de ce pays fou, de cette langue magnifique, de cette culture immense... et d'un beau jeune homme, son "prince russe" qui s'est transformé au fur et à mesure de leur relation en bourreau. C'est donc une analyse subtile des rouages de l'emprise et des difficultés à s'en extraire et une dénonciation de la violence domestique, du poids des histoires familiales et de ces systèmes, comme celui de l'actuelle Russie, qui débrident la brutalité. Poutine a fait sauté les derniers verrous qui protégeaient les femmes des violences conjugales. "S'il te bat, c'est qu'il t'aime". Et cette affaire des soeurs Khatchatourian est aussi un témoignage illustrant la possibilité de sortir de ce système. Quand il n'est plus acceptable, on peut le renverser...

Magistral!