#Roman
Un petit bijou de noirceur tout à la fois génial et horrible!
Eugene MARTEN
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Ne vous laissez pas tromper par le joli rose de la couverture de ce court roman... rien n'est rose dans cette histoire. Et surtout pas la vie du personnage principal: Sloper, un gros balèze qui pèse son quintal, est agent d'entretien dans un building américain. Avant, il travaillait à la morgue. Son quotidien aujourd'hui se résume à pousser un chariot dans lequel il entasse les déchets des employés de bureau. Il aspire, il ramasse, il nettoie, il frotte, il essuie, il récupère... Un sandwich oeuf-mayo entamé? un mexicain dégoulinant au fond de la poubelle? Pas de problème! Sloper mange ce que les autres jettent. Il vit seul dans la cave de l'immeuble qu'occupe sa mère qui lui envoie par le vide-ordure le linge à nettoyer.
C'est un récit étrange, narré à la troisième personne. On s'étonne du style, très minimaliste, très dépouillé, très économe mais qui fascine, qui obsède. On se sent irrémédiablement attiré. On plonge. Nulle émotion ne semble traverser Sloper. Il est comme anesthésié. Il est là. C'est tout. Le récit de son quotidien est d'une froideur clinique. Il nous donne à entendre des morceaux de conversation qui sont des tranches de vies misérables. On s'interroge. Mais dans quel monde vit-on? Comment est-ce possible? Et un jour, au sous-sol de l'immeuble, Sloper fait une macabre découverte. A partir de là, on sombre avec lui petit à petit dans l'horreur, la folie. Mais Sloper n'est un monstre. Sloper est un invisible, un homme sans histoire, sans qualité, sans ambition. C'est un "personnage trouble, logé dans l'angle mort de la conscience américaine" (4ème de couverture). C'est en quelque sorte le déchet d'une société qui ne lui offre absolument aucune chance.
Le génie de l'auteur réside dans cette maîtrise totale de l'art de l'ellipse, du non-dit pour mieux montrer l'invisible. Il allie le souci du détail, les descriptions par le menu (la voisine tétraplégique et son fauteuil dernier cri, le mode d'emploi pour changer les draps d'un grabataire...), à un style évasif. Brian Evenson qui a rédigé la préface de l'ouvrage explique très bien ce que l'on ressent à la lecture: "on passe à côté de quelque chose avant de prendre la mesure, deux ou trois lignes plus loin, du choc que cela peut impliquer et il faut faire marche arrière pour s'assurer que l'on n'a pas seulement imaginé". C'est exactement ça: on lit et d'un coup, on panique, on se dit que non, ce n'est pas ça vraiment qui se passe à ce moment-là de l'histoire! non! c'est trop horrible! et on revient en arrière... C'est tout à la fois génial et terrible. C'est une expérience littéraire singulière.
Mais attention! Âmes sensibles s'abstenir!