Malheur aux vaincus

Gwenaël Bulteau, de sa plume vive, efficace rend palpable l'ambiance coloniale à Alger en 1900, date à laquelle la communauté française est divisée après l'affaire Dreyfus: soit on arbore un bleuet à son revers de veston pour prouver sa loyauté à la France bourgeoise et conservatrice qui considère que les Juifs sont tous des voleurs, des profiteurs, les Arabes des bons à rien et les Noirs des sauvages incultes, soit on a de bonnes raisons de trembler pour la sécurité de ses biens et son intégrité physique. Et quand on s'appelle Hoffmann, on voit son nom traîné dans la boue par la rubrique "Mon petit doigt m'a dit" des quotidiens locaux.

Le lieutenant Koestler et le capitaine de police Gloaguen enquêtent sur une affaire sordide. La demeure de la famille Wandell, sur les hauteurs d'Alger, vient d'être le théâtre d'un massacre. Six meurtres ont visé domestiques et maîtres. Julien Koestler va également enquêter sur une autre série de meurtres et va retrouver Catherine, une amie d'enfance originaire d'Alsace, comme lui,  dont il était amoureux. Catherine tient une boutique de produits alsaciens et a réussi à surmonter la ruine de ses parents. Elle a pris sous son aile de petits orphelins, des gamins des rues qui trouvent chez elle un refuge, beaucoup d'amour et de quoi s'alimenter. Mais l'un d'entre eux, Nourredine, a changé. Le petit cireur de chaussures est sur ses gardes et semble se méfier de tout. Il mijote quelque chose en secret. Et sa route va croiser celle de Koestler à plusieurs reprises.

Le récit de l'enquête est entrecoupé de chapitres en italique qui racontent une autre histoire... une histoire terrible, terrifiante même, une histoire vraie qui a inspiré à Joseph Conrad son roman Au coeur des ténèbres et qui sera à l'origine du film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. C'est l'histoire d'une colonne militaire maudite qui a participé à la conquête du Mali. Nous sommes dans les heures les plus sombres de l'histoire coloniale...

C'est un roman policier et historique absolument saisissant. C'est terriblement efficace. C'est un peu comme une séance d'essayage de costumes: on enfile d'abord le costume du colon blanc qui se pense en terrain conquis, qui parle "banane" à l'autochtone et s'étonne que son interlocuteur noir sache s'exprimer clairement sans commettre la moindre faute. Puis on se glisse dans les guenilles d'un Arabe, traité comme un chien, toujours suspect et fainéant lui qui passe son temps à "boire les nuages". On revêt l'uniforme de sous-officier, malheureux soldat issu de la campagne française profonde, sans instruction qui interprète tout de travers, qui comprend mal le silence des autres.Ou celui du tirailleur noir qui défend le drapeau français et doit se justifier de sa maîtrise de la langue française et accepter sans broncher qu'on le traite de "nègre", de sauvage. On se glisse dans la robe d'une femme blanche, déracinée, qui a de l'amour à revendre et qui ne comprend plus la société dans laquelle elle vit...

Cet essayage est éprouvant: certains costumes sont trop étriqués, inconfortables, d'autres trop grands, certains tissus sont rêches, désagréables, épais ou parfois trop fins...

C'est une réussite. L'immersion est totale. On oublie le présent et on ne voit pas passer les 318 pages... et on se rend compte qu'on n'a pas cessé de cogiter tout le roman...

Auteur à suivre!!!!

[Laure]