Nos coups de c½ur

#Bande Dessinée

BD coup de poing sur une tragédie humaine au coeur du Kurdistan iranien.

Les Oiseaux de papier

Mana NEYESTANI

Les Oiseaux de papier

Ed. Cà et là - mars 2023
Prix : 20.00 ¤
9782369903109

Voilà donc un roman graphique magistral, fort instructif quand on habite de côté-ci du monde...

Coincé entre Iran et Irak, la province du Kurdistan est un lieu de passage de très nombreux trafics. Pour acheminer la marchandise interdite (cigarettes alcools, vêtements, chaussures, téléviseurs, paraboles...), les trafiquants exploitent de pauvres porteurs kurdes iraniens, des hommes et parfois même des femmes, entre 13 et 60 ans, qui ont sur le dos d'énormes ballots et qui prennent des chemins impraticables en voiture. Ils traversent ainsi des chaînes de montagne, empruntent d'étroits sentiers escarpés. Ils risquent leur vie à tout moment car les dangers sont multiples: la surcharge de marchandise, le froid, les avalanches, les endroits qui n'ont pas encore été déminés depuis la guerre Iran/Irak... A cela s'ajoute les garde-frontières iraniens qui n'hésitent pas à les tirer comme des lapins. Cette mafia bien organisée profite de la misère des ces "kolbars" qui sont prêts à tout pour faire manger leur famille. Chaque expédition est l'occasion d'espérer un peu plus de confort pour les siens, l'occasion de s'enfuir pour d'autres, d'envisager des études pour d'autres encore, pour s'extirper de cette région misérable. Mais chaque année, des dizaines de ces kolbars trouvent la mort dans ces missions suicides.

Le récit alterne les points de vue: celui des hommes partis pour une énième expédition et celui de Rojan une jeune fille qui tisse, à la maison, des tapis et rêve de s'enfuir avec l'homme qu'elle aime, le jeune Jalal, de faire des études, d'être indépendante. Le groupe de kolbars compte donc Jalal, surnommé "L'ingénieur" car il a fait des études, Elias, dit Le Nain, petit homme grincheux mais courageux et éperdument amoureux de sa femme, Nasser, sombre personnage, taiseux, qui a promis sa fille Rojan au vieux Hossein, partie prenante dans le trafic, le vieux Rostam, très vieil homme qui compte bien faire une énième démonstration de sa force légendaire (il doit son nom à un personnage de la mythologie perse antique), Pako, toujours le mot pour rire, facétieux, Bahram, vieil homme à la jambe de bois et le tout jeune Shanyar, 12 ans à peine, qui, suite à la mort brutale de son père Souleyman lors de l'expédition précédente (une balle dans la tête tirée par les garde-frontières), doit nourrir sa famille. Et Zaer, le guide.

Le lecteur suit donc alternativement l'avancée de cette expédition sur la route du Tateh, haut sommet montagneux très dangereux et les pensées de Rojan qui tisse un énième tapis et qui pense à Jalal et à son avenir possible loin de toute cette misère. Chacun se dévoile au fur et à mesure. Les masques tombent face au danger. Il y a ceux qui sont solidaires, ceux qui sont intrépides, ceux qui sont égoïstes mais lucides. Chacun révèle la raison profonde qui l'a menée là. Comment peut-on être assez fou et assez désespéré pour entreprendre ce périple? Et la tension est palpable à chaque instant. Les dialogues sont ciselés et rendent bien la psychologie des personnages. Comment Jalal va-t-il s'en sortir? Va-t-il arriver à parler à Nasser de son amour pour Rojan, lui qui l'a promise à Hossein? Rostam le pousse pourtant et s'inquiète de son silence face à la rumeur qui va bon train au village...

C'est un roman graphique percutant, très noir (dessin noir et blanc, hachures, traits caricaturaux) et très documenté (même si l'auteur dans le prologue met en avant la part non négligeable de la fiction dans son oeuvre) qui nous fait prendre conscience d'une situation terrible et profondément injuste dans cette région du monde: les kolbars prennent des risques insensés et sont la cible des garde-frontières quand les responsables véritables de ce trafic illégal ne sont pas inquiétés.  Le chômage, la précarité, la misère sont responsables de cette situation. On découvre grâce à une note en fin d'ouvrage que plus de la moitié des Kolbars détiennent des diplômes universitaires...

Un roman graphique à faire découvrir, absolument!!!

[Laure]