Du Côté sauvage

On sait à quoi s'attendre avec Tiffany McDaniel, notamment quand on a lu Betty. Mais là, avec Du Côté sauvage, on prend encore une claque. Un coup d'enclume. Il est fascinant de remarquer, en prenant un peu de recul après la lecture, ou plutôt une bouffée d'oxygène tant on a l'impression de l'avoir lu en apnée totale (malgré les 700 pages), à quel point cette talentueuse autrice entremêle et fait se télescoper avec art le beau et le laid, la grâce et l'horreur, l'innocence de l'enfance et la violence de l'adulte, la générosité et la cruauté la plus ignoble, l'élévation de l'âme et la destruction du corps. C'est une plongée dans l'Amérique moderne désorientée, sordide, patriarcale et violente.

Il est question encore ici de femmes qui tentent de rester debout quand les hommes leur crachent dessus, les piétinent, les humilient. Ce roman flamboyant est avant tout un hommage rendu à ces victimes de féminicides perpétrés dans les années 2010 dans une petite bourgade de l'Ohio, Chillicothe, anciennement appelée Chala-ka-tha par les tribus autochtones qui vivaient là avant l'arrivée des Blancs. Des corps mutilés de jeunes femmes ont été découverts dans la rivière et à chaque fois l'affaire a été classée sans suite malgré le constat du légiste. Ces jeunes femmes étaient toutes des droguées, victimes de la misère, de la prostitution, du patriarcat; elles étaient coupables d'être avant tout nées femmes.

Du côté sauvage est évidemment un roman noir, même très noir, mais le souffle poétique de l'écriture vient sans cesse caresser le lecteur, l'emporter pour lui permettre de saisir les forces contradictoires qui habitent ces personnages: chacune de ces femmes aspire à la beauté, à s'élever au dessus de cette boue du quotidien qui l'attire sans relâche vers le fond.

 C'est un roman social et un roman familial sur les liens forts qui unissent les membres d'une famille, d'un clan, d'une communauté et sur ce qui advient quand ces liens n'existent plus, sont brisés, grignotés par la misère, la culpabilité, la honte... Arc et Daffy sont jumelles, unies dans une vie chaotique où les parents sont déficients car junkies. Le premier refuge a disparu quand mamie Milkweed décède: fini le cocon protecteur qu'avait tissé cette grand-mère un peu sorcière au grand coeur. Puis c'est le tour du père de mourir d'overdose. Seule demeure Addy, la mère, pauvre junky qui n'est plus qu'une loque humaine... L'autre moyen de s'évader de cette crasse, c'est l'imagination. On n'a rien à manger? peu importe! on n'a qu'à se dessiner un bon repas sur le sol de la chambre! mais que faire, que dessiner pour contrer les visites de celui qu'Arc a surnommé "l'Araignée", le soir, dans sa chambre? comment lutter contre la violence des "johns", ces clients du Blue Hour dont le portefeuille permet de financer la drogue, "les couronnes" que portent ces filles, Arc, Daffy, Sage Nell, Thursday, Violet, Indigo, Harlow... les "reines de Chillicothe". C'est Arc l'unique narratrice de cette longue histoire qui entremêle les époques, c'est à travers son regard à elle que l'on découvre tous ceux qui pourraient bien être le tueur en série. Tous sont suspects. Chacun abrite une part nauséabonde, enfouie dans les ténèbres mais chacun a aussi des failles, une part de fragilité, conséquence d'un manque d'amour. Ce ne sont que des hommes. Alors, il faut écouter Arc tisser les fils de la vérité afin de faire apparaître au-dessus du "côté sauvage" le beau côté, brillant, délicat, confortable...

Le talent de l'autrice pour peindre cette humanité complexe est exceptionnel. Son lyrisme est époustouflant. Sa poésie remarquable. C'est un vrai coup de coeur!!!

[Laure]